Seigneurs de la colline de l’Hermitage, les Chave règnent sans partage sur ce terroir de folie. Depuis des siècles, la famille en perpétue l’esprit des lieux, œuvrant en parallèle à Saint-Joseph avec le même succès.
Quand on tourne le dos au fleuve qui serpente en contrebas, creusant la vallée du nord au sud, et qu’on lève les yeux sur le coteau, la pente semble dantesque. Cette terre jaune de Chalaix à flanc de colline, où pointent en rangs serrés les échalas de syrah, se cultive à hauteur d’hommes. Situés sur l’appellation Saint-Joseph, ces cinq hectares de gneiss* et de granit sont en cours de restauration depuis vingt ans. Un travail de titan que Jean-Louis Chave a entrepris dès 1999, défrichant et taillant la roche, pour rendre au paysage sa configuration historique.
La terre en héritage
Le chantier est en passe d’être achevé, encore quelques pierres sèches pour le dernier muret du bas et l’ensemble devrait être comme neuf. Sous le ciel bleu, les larges aplats de vigne qui colonisent les flancs à la déclivité de montagnard, sont striés d’allées de pierres montées une à une à la main ; elles recouvrent aujourd’hui parfaitement le paysage tel qu’il était avant les ravages du phylloxera. Jean-Louis Chave est un homme de patience, un bâtisseur qui, à la suite de son père et de ses aïeux, a fait entrer le domaine dans la modernité en consolidant ses racines. « On est ce que l’on a : les interprètes d’une origine » dit-il doctement. « Notre style est lié à notre terroir et chaque parcelle correspond à une tonalité ». Plus loin, dans le coude du Rhône, la colline de l’Hermitage se détache, plein sud. C’est elle qui a fait la réputation du domaine, un paradoxe quand on sait que les premiers arpents de vignes de la famille, hérités en 1481, étaient situés au lieu-dit Bachasson sur Saint-Joseph. Seize générations plus tard, le coteau granitique exposé plein sud a lui aussi été restauré par Jean-Louis ; quinze ans d’efforts à coups de pioche et voilà aujourd’hui un hectare et demi de terrasses suspendues comme des jardins et rendues à leur origine.
Du coteau de Chalaix, on aperçoit aussi le Clos Florentin en bordure de rive, qui enjambe la foie ferrée ; une enclave bénie de 2,8 hectares ceinte de murs, rachetée par les Chave en 2009 et plantée de syrah. Ce paradis miniature porte une végétation luxuriante, entre essences méditerranéennes et exotiques que Jean-Louis Chave met un point d’honneur à cultiver. Les vignes de 80 ans et plus côtoient arbustes, fleurs et plantes comme ce jardin de curé les trouvaient autrefois. Le premier millésime, 2015, a marqué un pas de côté dans les pratiques du domaine. « Cette fois-ci, nous avons isolé ce lieu spécifique dans une cuvée particulière de Saint-Joseph parce que précisément, le parcellaire apporte quelque chose. Quand ce n’est pas le cas, on assemble. » Et c’est souvent le choix effectué in fine par Jean-Louis, en vinifiant chaque année une unique cuvée d’hermitage.
Les maîtres du temps
Une philosophie de l’assemblage que Gérard, le père, pratiquait déjà. Arrivé sur le domaine pour la vendange 1959, il a vu le glissement vers les cuvées parcellaires mais ne s’y est jamais engouffré. « La mode, c’est ce qui se démode » aime t-il dire, malicieux. Et d’ajouter : « on fait un blanc et un rouge, car on sélectionne le meilleur de nos lots d’hermitage pour chaque millésime. Le reste est vendu en vrac, on ne fait pas de second vin. » Derrière ces grandes bouteilles tant adulées, la recette paraît simple. « Il faut juste un beau raisin à la base, c’est tout ! On fait un vin à notre goût et il se trouve que les gens l’aiment. » Gérard Chave garde un pied dans la cave, mais pour déguster seulement ; « il n’y a pas de place pour deux » avoue t-il. En 1992, il a passé la main à son fils Jean-Louis qui avait d’abord envisagé une carrière bien différente, après de brillantes études de finances aux Etats-Unis. Fatalement, un petit détour par la prestigieuse université d’œnologie de Davis, et le voilà revenu dans la course, héritant d’un patrimoine certes, mais surtout d’une vision. « Aujourd’hui tout va trop vite plaide t-il. Il faut vingt ans minimum pour qu’une vigne soit mature, et dix ans de plus pour que le vin s’exprime. » Dans les caves qui forment un labyrinthe sous la maison familiale de Mauves, un entrelacs de pièces contenant cuves inox, barriques et foudres Stockinger, Jean-Louis Chave se sent quelque peu à l’étroit. Non pas qu’il veuille augmenter la superficie du domaine, aujourd’hui de 30 hectares, mais il aimerait surtout pouvoir proposer ses vins à maturité, avec une petite dizaine d’années de décalage. Ainsi, cet hermitage rouge 2012 encore juvénile dans son aromatique, d’une si belle noblesse de texture, parfaitement adouci par son élevage et le temps de dix années de patience.
Des bouteilles cultes
En attendant, chaque bouteille d’hermitage estampillée Chave affole les amateurs et devient objet de convoitise, de spéculation hélas aussi le regrette Jean-Louis. Il faut dire que la volupté des matières, la rigueur d’exécution tendent à la perfection. Aux blancs une complexité aromatique supérieure avec une énergie et une percussion sans aucune lourdeur, aux rouges une droiture et une aristocratie de tanins géniales. Issus des terroirs les plus réputés du cru, jamais vinifiés purs : Le Méal, les Bessards, L’Ermite, Beaume. élevés environ un an en fûts, les vins sont ensuite mis en masse dans des cuves en inox de 20 hl puis assemblés un peu avant l’été. Un exercice de renoncement et de précision, pour lequel seules la dégustation et la connaissance du lieu permettent de trancher. Gérard Chave donne son astuce : « C’est important de ne pas noter les choix que l’on a faits les années précédentes pour ne pas être influencé. Chaque année, on remet les compteurs à zéro ! »
A rebours des modes mais bien installés dans leur époque, les Chave ont toujours compté parmi les meilleurs vignerons de leur appellation. A les voir œuvrer avec rigueur et bon sens, bien ancrés sur ces terres bénies, il n’y a pas à douter que leur succès leur survive. N’écoutant que leur intuition et leur envie, ils ne déploient pas mille trésors d’ingéniosité ou de technique mais observent, écoutent, patientent pour ramasser des raisins bien mûrs, et surtout ne changent rien. « Pourquoi changer ce qui fonctionne ? » interroge Gérard. Jean-Louis partage avec son père le sens de l’à-propos et du vin. Une vision esthétique où élégance, finesse et sobriété croisent la puissance et la maîtrise. « L’Hermitage concède Jean-Louis, c’est le grand cru par définition. » Un cru éternel mais qui aura su évoluer entre les générations. « Je ne fais pas les mêmes vins que mon père. La tradition vit et change, elle s’enrichit. Elle est toujours vivante. Ce qui ne change pas en revanche, c’est notre philosophie, nous restons les interprètes de notre terroir. »
* Roche dure métamorphique contenant du quartz et du mica.
En bref
Superficie : 15 ha en Hermitage dont 5 ha de blanc / 15 ha à Saint-Joseph
Cépages : marsanne, roussanne, syrah
Sols : granites, loess, argiles calcaires, silices, moraines glaciaires