Le soufre fait-il souffrir ?

Un mal de crâne ? Les yeux qui piquent ? Le nez qui coule ? Ne cherchez pas : ce sont les sulfites. Qui n’a jamais avoué avoir incriminé le vin blanc et relié un lendemain de fête difficile à un excès de soufre dans les vins ? Sans nier les effets néfastes sur la santé d’une ingestion immodérée de sulfites, on ne saurait les incriminer à chaque occasion, brandissant l’épouvantail du trop c’est trop et condamnant de facto le vigneron incorrigible qui ne peut s’empêcher de sulfiter à la tonne. Certes, le soufre peut faire souffrir, mais il sert aussi de souffre-douleur tout trouvé à qui veut lui faire la peau.

Car les sulfites sont les premiers remparts des défauts du vin, les garants de l’hygiène et du zéro déviation. Indispensables au processus de vinification, ils sont d’ailleurs présents un peu partout dans notre quotidien. Fruits secs, conserves, condiments, céréales, salade en sachet, confiseries, jus de fruit, thé, charcuteries, biscuits, pain… Retournez les étiquettes et vous verrez que la série des E220-228 (*) se trouve largement répandue. En Europe, la déclaration de la présence de sulfites dans les aliments est obligatoire dès lors que leur concentration atteint 10 mg/kg (10 mg/l) ; conservateurs et préservateurs de couleur, les sulfites sont partout, jusque dans les emballages. Donc pas seulement dans le vin. Il faudrait d’ailleurs en boire chaque jour une belle quantité pour atteindre ne serait-ce que le quart de tout ce qu’on l’on ingurgite à notre insu !

Bien sûr, certaines personnes sont intolérantes aux sulfites, comme d’autres le sont au gluten ou au lactose ;  ces quelques cas isolés de la population française doivent ménager leur consommation de vin et de bière, au même titre que les légumes secs, les crustacés, les poissons séchés ou la choucroute, voire certains médicaments. Pour l’anecdote, le champion du monde en la matière reste l’abricot sec en sachet avec une teneur en sulfites de 2000 mg/kg ! … Car oui, selon un calcul basé sur les données de l’Inserm (Institut national de santé et de la recherche médicale), 0,26% de la population française seulement est intolérante aux sulfites. Pas de quoi agiter l’étendard à chaque gorgée de vin. Peut-être une raison suffisante en revanche pour arrêter les cornichons. En réalité, chacun peut détecter la présence de soufre à partir d’un taux de 11 mg par litre. Dans le vin, la présence d’alcool et d’acides rend l’identification plus difficile mais les plus exercés ne s’y trompent pas. Les conséquences réelles sur la santé peuvent être ressenties au-delà de 0,7 mg par kilogramme de poids corporel, soit environ un tiers d’une bouteille de vin blanc contenant un taux de 200 mg/l.

Indissociable de la vinification

Du soufre, on en croise donc à tous les stades de l’élaboration du vin. On en ajoute à la vendange, au cours de la fermentation, à la mise en bouteille. Même les barriques sont « méchées » (soufrées) pour être aseptisées. L’apport de soufre est nécessaire sur les moûts et les vins – avant la fermentation alcoolique et après la fermentation malolactique, au moment du collage et bien évidemment au moment de la mise en bouteilles. Remarque à prendre en compte : le soufre incorporé dans un moût ou un vin se combine en partie aux sucres. La fraction restante, celle qui est la plus active et efficace, est dite « libre ». Un vigneron vigilant tentera d’avoir la plus grande proportion de soufre libre possible, sachant que le meilleur ratio libre/combiné est de 50 %. Sachant que selon le type de vins, les doses nécessaires ne sont pas les mêmes. Les vins rouges ont moins besoin de dioxyde de soufre ajouté car ils contiennent des antioxydants naturels provenant de la peau des raisins et des rafles pendant la fermentation. Les blancs et rosés, a contrario, ne contiennent pas ces antioxydants naturels car les peaux et rafles des baies n’entrent pas en contact avec le jus. Les liquoreux quant à eux reçoivent généralement la plus grosse dose de soufre car le sucre se combine avec une grande proportion du soufre ajouté. Pour obtenir le même dosage de soufre libre, la concentration totale doit donc être plus forte que pour les vins secs.

Pas de soufre et – à de rares expressions près – on court à la catastrophe : les vins s’oxydent rapidement, leur couleur ternit, leur goût se cale entre la noix et le beurre rance. Trop de soufre et c’est le mal de tête assuré, une sensation d’inconfort très désagréable et de picotement dès qu’on met le nez sur le verre. Entre ces deux extrêmes, la quantité de soufre doit trouver un juste équilibre selon le type de vin. Naturellement, les blancs, et a fortiori les vins sucrés, plus fragiles, contiennent toujours un peu plus de soufre que les rouges, car les tanins de ceux-là font office de stabilisants naturels. Pour les vins qui contiennent du sucre résiduel fermentescible, si la filtration n’a pas été parfaite, les quelques levures en suspend peuvent se réveiller et sous l’effet de la chaleur, faire repartir le vin en fermentation. Explosion ou mousse garanties à l’ouverture !

Mais de là à éradiquer tous les sulfites… Il n’y a qu’un pas que certains franchissent, avec plus ou moins de réussite. Décréter vinifier sans soufre est un pari risqué – certes pas irréalisable – mais qui mérite une attention redoublée et une maîtrise technique parfaite. Sans compter que « zéro soufre ajouté » ne signifie pas « zéro soufre dans la bouteille » car naturellement, des sulfites sont produits par les levures.

En ce qui concerne le moment crucial de la récolte, Jules Chauvet (1907-1989), vigneron et chercheur du Beaujolais, père du mouvement des vins naturels, édictait en 1960 : « Sulfiter la vendange n’est pas conseillé en sachant que les fermentations levurienne et intracellulaire assurent les meilleures obtentions en l’absence de soufre.»

Ainsi, certains vignerons qui veulent pousser le curseur au maximum s’ingénient (avec brio) à se passer de sulfites. C’est le cas par exemple du Domaine Gilles Buisson, à Saint-Romain en Bourgogne. Sa cuvée Absolu est une belle réussite de vin sans soufre ajouté. Au prix de soins redoublés. « On a fait beaucoup d’essais, il y avait un risque évident » explique Franck Buisson. Le secret réside dans la maîtrise des températures et la qualité irréprochable des raisins. « Il faut avoir les nerfs solides ! On déguste tout le temps, on analyse très régulièrement les vins en fûts. Et fatalement, il y a des pertes : tout ce qui n’est pas au niveau est déclassé dans la cuvée classique. « Le vin obtenu est plus expressif, plus riche, plus salin, plus complexe. Avec 12 à 20 mg de soufre quand même puisque les levures en produisent naturellement ! »

Egalement, le Morgon de Marcel Lapierre ou la cuvée A Minima de Jean-Louis Trapet sont des cuvées sans soufre ajouté. Qui restent une exception car les vins avec peu de soufre sont fragiles, instables, et demandent une attention redoublée, notamment en ce qui concerne la température de leur conservation, qui ne doit pas excéder idéalement 12-14°. Des contraintes fortes, difficilement respectables (et vérifiables) dans tous les containers ou les entrepôts logistiques du monde… Voilà pourquoi les vins sans soufre sont minoritaires, et ceux qui arrivent indemnes dans le verre du consommateur encore plus. (à cet effet, nous vous avons concocté un petit palmarès de nos cuvées coups de cœur).

On peut toutefois diminuer les doses de soufre et stabilise le vin avec des méthodes alternatives. Premier impératif : un raisin sain et de qualité à la vendange. Egalement, une hygiène irréprochable en cave est indispensable. Ensuite, on peut utiliser des souches de levures qui produisent moins de SO2, et procéder à des fermentations complètes, pas trop longues si possible. Le gaz inerte permet en outre de protéger le vin pendant son stockage. En terme d’alternatives, même si elles ne peuvent se substituer totalement à l’emploi du soufre, on peut citer l’acide ascorbique (vitamine C), qui est un puissant antioxydant.

Contains sulfites. 

Aujourd’hui, la mode est au « sans » : sans soufre, sans sucre, sans sel, sans gluten. Sans goût ? Sans plaisir ? Sans risque ? Sans folie de la part de sages qui veulent l’être un peu trop ? Pourtant l’utilisation du soufre a rimé avec modernité et progrès. Car les sulfites sont au vin ce que l’hygiène est à la médecine : une mesure indispensable pour que le jus de raisin se change en vin comme à Cana (et non en vinaigre). L’oenologie moderne, incarnée par l’école bordelaise de la fin du 19e siècle, s’est toute entière construite sur la prophylaxie et l’hygiène ; l’utilisation du soufre révolutionna alors la qualité et la garde des vins. Depuis, on n’a pas trouvé mieux.

Ainsi, le dioxyde de soufre est avant tout un antioxydant et un antiseptique, un moyen simple et efficace d’éviter aux bactéries de proliférer et au vin de repartir en fermentation une fois en bouteille. Il est utilisé à tous les stades de son élaboration ; transport, variations de température sont ainsi plus facilement supportés. Il faut également souligner que le soufre est présent dans tous les organismes vivants – a fortiori le raisin qui se protège naturellement en en générant lui-même ! – et que les levures en produisent naturellement au cours de la fermentation alcoolique (la première phase fermentaire du vin, qui permet aux sucres naturels du raisin de se transformer en alcool). Alors, pourquoi s’en priver ? En la matière, comme toujours, le mieux est l’ennemi du bien.

D’où vient le soufre ? La majorité du soufre utilisé aujourd’hui en vinification provient du raffinage du pétrole. Le sulfure d’hydrogène et le gaz carbonique sont séparés des hydrocarbures au cours d’un processus de raffinage complexe. Il est loin le temps où les Romains s’approvisionnaient directement à l’Etna… La demande mondiale est telle que l’industrie a relayé les besoins de la viticulture et que le soufre naturel n’est quasiment plus employé.

Posologie. On utilise le soufre pour ses vertus antiseptiques et anti-oxydantes, notamment sa capacité à contenir les déviations aromatiques provoquées par certaines levures et bactéries comme les brettanomyces. 

Les doses maximales autorisées par l’Union Européenne sont de 150 mg pour les vins rouges, 200 mg pour les blancs et rosés, 200 mg pour les liquoreux (sucres > 5 g/l), 400 mg pour les vins spéciaux. En-dessous de 10 mg, on considère que le vin est « sans soufre » dans l’absolu. Mais la mention « contient des sulfites » reste obligatoire, et ce, même si le vigneron n’en a pas ajouté ! Les doses autorisées sont de 100-150 mg/l pour les vins bio européens, 70-90 mg/l pour l’agriculture biodynamique (label Demeter) et 30-40 mg/l pour les vins naturels. 

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